Supprimer l’instruction en famille : monsieur Macron, vous êtes bien sérieux ?
Au détour d’un discours fleuve sur la « lutte contre les séparatismes », vous avancez comme élément de solution l’idée de supprimer le droit centenaire à l’instruction en famille (IEF). Avec mon expérience d’une décennie, voici ce que j’ai à vous dire.
Monsieur le président de la République
Lors de votre intervention, tenue aux Mureaux le vendredi 2 octobre 2020 sur les « séparatismes », vous avez annoncé, je cite votre compte Twitter :
« Chaque mois des préfets ferment des écoles illégales, souvent administrées par des extrémistes religieux.
Dès la rentrée 2021, l’instruction à l’école sera obligatoire pour tous dès 3 ans, l’instruction à domicile étant strictement limitée, notamment aux impératifs de santé. »
Stupéfait par ce tweet étrange, je prends connaissance du verbatim de votre discours : vous y suggérez que les cas d’instruction en famille problématiques, concernant des enfants « totalement hors système », enfants inscrits au CNED qui n’y « vont pas », écoles administrées par des extrémistes religieux, etc. seraient une proportion significative des enfants instruits en famille de sorte que la meilleure solution serait d’interdire un droit existant depuis la loi Ferry du 28 mars 1882, confirmé par l’article 26 de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 et l’article 14.3 de la Charte des droits fondamentaux de l'UE. Ce droit existe dans presque tous les pays démocratiques, à l’exception notable de l’Allemagne et cela pour des raisons historiques. Cependant, ce sujet est de plus en plus présent dans le débat public allemand, en attestent notamment les deux articles parus cette année dans l’hebdomadaire die Zeit et le quotidien Berliner Zeitung, sur notre expérience d’une décennie d’instruction en famille, et sur ce que l’instruction en famille peut apporter comme enseignement dans le cadre du confinement sanitaire. Mais les attentes des familles allemandes sur le sujet sont plus limitées qu’en France, car leur système scolaire se soucie davantage de l’intérêt des enfants (horaires plus réduits qu’en France, écoles alternatives en grand nombre).
« L'existence de cas de radicalisation est incontestable, mais c’est marginal »
Source : interview du chercheur Philippe Bongrand dans Libération du 5 octobre 2020
Je vous invite à les lire, ainsi que l’abondante littérature sur l'IEF ou plus simplement une interview dans le quotidien Libération d'un universitaire spécialiste du sujet, intitulée Ecole à la maison : «L'existence de cas de radicalisation est incontestable, mais c’est marginal». Vous y trouverez une réalité autre que celle que le très sombre inventaire à la Prévert que vos collaborateurs ont pu vous dresser.
L’intérêt de l’enfant est trop faiblement pris en compte dans les structures collectives en France
Vous y verrez que l’instruction en famille est non seulement une réalité extrêmement diverse, avec des familles de tous horizons sociologiques, économiques, géographiques et politiques, mais avec en commun l’idée que l’intérêt de l’enfant est trop faiblement pris en compte dans les structures collectives en France. La gestion de la rentrée scolaire par le ministre de l’Éducation, en est un nouvel exemple : un traitement simplifié à l’extrême par le choix du masque comme solution unique et magique, sans effort intellectuel ni financier, comparativement à l’Allemagne, où les Länder ont privilégié la distanciation et l’aménagement, pour préserver le bien-être des enfants en limitant le recours au masque.
Dans votre discours, vous annoncez un chiffre de 50 000 enfants instruits en famille, en augmentation sensible depuis 2 ans et semblez prendre peur. Or, si cette augmentation vous déplaît, vous en êtes directement responsable, d’une part par l’obligation scolaire dès 3 ans qui a obligé les parents qui n’envoient pas leur enfant en maternelle à les déclarer en IEF, donc a mécaniquement augmenté le nombre pour une simple raison d’obligation déclarative. Par ailleurs, votre politique simpliste de masque à l’école au détriment du bien-être des enfants a convaincu des parents hésitants de choisir ce mode d’instruction.
Vous n’avez pas reçu de mandat politique pour prendre une décision d’une telle importance
Dans votre discours, un passage est exemplaire de l’art du sophisme : de manière floue et non quantifiée, vous glissez de l’extrémisme islamique à l’instruction en famille. Même si des cas existent, ils sont largement minoritaires et cela ne saurait justifier de rayer d’un trait de plume, à la façon d’un Trump, un droit très ancien qui concerne des centaines de milliers de personnes : non seulement 50 000 enfants, mais leur famille, les nombreuses familles qui le considère comme une alternative en cas d’échec à l’école (en particulier, lié au harcèlement), les familles qui l’ont pratiquée dans le passé, dont nombre de personnages éminents. Vous n’avez pas reçu de mandat politique pour prendre une décision d’une telle importance : libre à vous d’inclure ce genre de projet dans un futur programme, si vous deviez vous représentez à la prochaine élection présidentielle.
Avec votre discours, la stigmatisation, déjà « en marche », va redoubler d’intensité
En une décennie et après rencontré un très grand nombre de familles, je n’ai jamais croisé aucune de ces dérives que vous évoquez, à grand renfort de propos caricaturaux. En revanche, je connais plusieurs familles de confession musulmane, dont les enfants scolarisés dans des quartiers difficiles, victime de harcèlement ou de mauvaises fréquentations dans l’école, ont choisi ce mode d’instruction, pour préserver la santé mentale de leurs enfants et leur avenir. Chez ces familles, nulle trace de fanatisme d’aucune sorte, mais un harcèlement administratif de fonctionnaires zélés, déclenché par la simple vue d’une mère portant le voile. Entre rire jaune et amertume, ces mères m’ont décrit comment un contrôle de l’instruction à domicile pouvait se transformer en une inspection suspicieuse de tous les recoins de leur lieu de vie. Avec votre discours, la stigmatisation, déjà « en marche », va redoubler d’intensité.
Cependant, je ne prétends pas que ces dérives n’existent pas, mais j’affirme qu’elles sont minoritaires et que la loi existante permet déjà, avec notamment le contrôle de l’instruction à domicile, le signalement au procureur et l’injonction de scolariser, d’apporter une réponse aux cas que vous citez.
Votre démarche est complètement à rebours de l’évolution du monde
La brutalité de votre démarche, à mettre sur le compte de votre inexpérience de la vraie vie, de la réalité de l’enfance et d’un entourage trop technocratique, est de surcroît complètement à rebours de l’évolution du monde : des citoyens plus formés et mieux informés, capables de comprendre les enjeux et plus exigeants face aux menaces qui pèsent sur leurs libertés. L’expérience de nombreux pays (Allemagne, pays du nord de l’Europe, États-Unis) montre qu’un enseignement plus divers et plus respectueux de l’enfant produit des adultes ayant une confiance en eux supérieure, plus créatifs et donc porteurs de la réussite économique de leur pays. Enfin, aux Français qui ont essayé ce mode d’instruction pendant le confinement que vous avez décrété, vous imaginez, dans un brusque retournement, leur dénier ce droit ?
L’instruction en famille concerne principalement des enfants de primaire, dont une grande majorité rejoint le système classique au collège, comme c’est le cas de mes enfants. C’est en général leur volonté et correspond à un âge où ils ont de nouvelles attentes. Leur confiance en eux et leur expérience passée est alors un socle solide qui leur permet d’affronter sereinement un milieu scolaire parfois difficile et la greffe se passe en général très bien.
Ce cadre si précieux de l’instruction en famille est également une solution à nombre de problèmes existants à l’école et pour lesquels les ministres successifs ont constamment échoué dans leur résolution. La violence et le harcèlement notamment, grand danger pour la santé mentale de nos enfants, est un des cas importants de recours à ce choix d’instruction : proposez-vous donc comme solution à ce problème de casser ce thermomètre ?
Recevez, monsieur le président de la République, mes cordiales salutations.